Imaginaires, réalités et symbolique du jardin

Dans le cadre du festival des Jardins (26 mai-3 juin 2007) organisé par la ville de Bordeaux, un colloque/expositions a été organisé par l' Université de Bordeaux 3, les centres de recherches l'APRIL, ARTES et GERB, et l'association Art&fact sur le thème "Imaginaires, réalités et symbolique du jardin".

Festival des jardins-Conference <br/>© Université Bordeaux3 Festival des jardins-Conference <br/>© Université Bordeaux3

Parmi d'autres, nous avons pu y écouter la conférence de ROSELINE GIUSTI-WIEDEMANN, Professeur associé en histoire du design, Bordeaux3:


COLLOQUE REALITES et FICTIONS du JARDIN de 1900 à AUJOURD’HUI




Bancs-phonèmes au jardin

Architectes-designers, Marie-Laure Bourgeois et Vincent Bécheau ont mis au point une vingtaine de pièces en terre cuite, sortes de coupes, aux formes curvilinéaires calquées sur les postures du corps, conçues tant pour l’intérieur des habitations que pour le jardin. Réceptacles, supports, ou éléments de cloisonnement, ces pièces bousculent les usages en la matière. Portées à des dimensions monumentales et travaillées dans un autre matériau, du bois d’acacia, elles forment des micro-architectures, venant renouveler le répertoire formel du banc public au profit d’une véritable écriture urbaine.
Notre réflexion porte à la fois sur la démarche des concepteurs qui implique une vision du design et une pensée tout à fait originales, sur la fabrication -geste artisanal dans un système de production industriel-, sur les nouvelles typologies dégagées dans le domaine du mobilier urbain, et sur les nouveaux modes d’appropriation de l’objet offerts aux usagers dans une relation corporelle et spatiale.

1. GENESE
2. MORPHOLOGIE
3. FONCTION
4. USAGE APPROPRIATION

Pour comprendre leur démarche, situons-nous à sa genèse. Au départ, une commande : l’aménagement du bureau d’un ergothérapeute : les designers conçoivent un système inédit pour ranger des documents. Ils imaginent des « coupes » en terre cuite (env. 0,30 x 0,30 x 0,40 m) aux formes curvilinéaires, toutes différentes, calquées sur diverses positions du corps en mouvement. Réceptacles plus que récipients, cassant l'opposition entre le dedans et le dehors, ces pièces d'argile très inattendues supportent objets ou ingrédients plus qu'elles ne les contiennent. Hors norme, ces formes en torsion, ouvertes, dynamiques, perturbent l'échelle habituelle des objets de table et le rapport qu'elles entretiennent avec la desserte ou le buffet. Au nombre d’une vingtaine de pièces, elles forment une série, tôt pensée comme une forme d’écriture. Autre particularité : chaque pièce de la série produit une sonorité propre, dès qu’elle est frappée à l’aide d’une mailloche. Ces formes en torsion deviennent alors instruments de musique et se prêtent à des performances sonores inédites. Enfin, placées en extérieur, elles sont de nature à se mesurer avec l’environnement, et fonctionnent comme une installation.
Vient alors aux designers l’idée de les porter à des dimensions encore plus monumentales : 2,00 x 2,00 x 4,00 m, avec pour matériau, cette fois, le bois d’acacia. Ces objets, devenus micro-architectures, prétendent dès lors renouveler le répertoire formel du banc public au sein duquel nous allons les situer.

Que désigne-t-on communément par banc ?Le banc, mot d’origine germanique, est un siège allongé et bas, avec ou sans dossier, étroit et long, prévu pour plusieurs personnes. Le cours des temps en a fait varier les matériaux, les formes, les places et les fonctions. Le banc offre aux passants son assise herbeuse, ses bois huilés ou vernis, ses pierres lustrées ou ses grès rugueux, ses fontes curvilinéaires, ses plastiques opaques ou son béton brut. Fixe ou mobile, intégré à un mur, à une grille, amarré au sol ou muni de roulettes, pliant et même flottant (sur des lacs scandinaves), il peut être circulaire ou semi-circulaire (comme les exèdres antiques), rectiligne, ou organique. Pieds, dossier fixe ou renversant, accoudoirs, toitures parfois (variante alsacienne en grès rose) modulent ses formes.

Si les réceptacles en terre perturbaient l’échelle commune des objets de table, le banc Phonème (conçu lui aussi comme un élément d’une série formant système et également pensé comme un alphabet) de V. Bécheau et M.-L. Bourgeois, monumental, détonne parmi les propositions habituelles du mobilier urbain.

A quel type d’objet a-t-on affaire ?
Une chaise longue géante, une sculpture, un habitacle ou une écriture ? Certes on pourrait y voir des analogies formelles avec certains sièges du Bauhaus, les chaises longues d’un Mies Van der Rohe, par exemple, auxquelles on aurait retiré piètement et accoudoirs pour ne garder que l’assise portée à une dimension monumentale. On pense aussi à quelques belles pièces scandinaves en bois blond, celles de Poul Kjaerholm par exemple. Surdimensionné, le banc des Bécheau-Bourgeois devient une micro-architecture et s’apparente à un habitacle voire à une cabane, malgré les lattes à claire-voie.

Est-ce un monument-sculpture ?
Le monument, dit Marc Augé, « se veut l’expression tangible de la permanence ou, à tout le moins, de la durée. …L’espace social est hérissé de monuments non directement fonctionnels, (…) dont chaque individu peut avoir le sentiment justifié que pour la plupart ils lui ont préexisté et lui survivront » (1) A vrai dire, rien n’est plus éloigné de l’œuvre des designers

Alors, une écriture dans l’espace ?
Le banc Phonème s’inscrit dans la continuité d’un projet initial, les coupes en terres cuites.
Un changement d’échelle et de matériau s’est opéré. Tout comme la stèle, le banc appelle l’écriture. Le fait d’apposer des inscriptions sur les sièges d’extérieur est récurrent dans l’histoire des jardins, manifestant ainsi l’incorporation de la culture dans la nature. L’antiquité nous fournit un exemple fameux avec l’exèdre, banc semi-circulaire de plein air, comme nous l’avons dit. Bordant l’allées des tombeaux à Pompéi, ces bancs, le plus souvent couverts, offraient des aphorismes gravés dans la pierre et incitaient le passant à faire halte, à se souvenir et à philosopher. « Siste viator : arrête-toi voyageur » . Maintenir sa mémoire dans un lieu aimé, ou dispenser quelque sentences philosophiques était aussi prisé par le 18ème en Angleterre, tout comme en France, (Jean-Jacques Rousseau).
Au XXème siècle, le plasticien Ecossais Ian Hamilton Finlay, avec sa stèle brisée portant une citation du révolutionnaire français Saint-Just, a repris cette tradition, portant le mot à une dimension sculpturale monumentale. Selon l’historien Christophe Domino, l’espace pour Finlay ne peut être que maîtrisé. « Graver la pierre était pour lui marquer l’espace » (3). Et l’artiste de déplorer que l’inscription ne trouve plus sa place dans le jardin moderne.
Autre exemple, celui des bancs commémoratifs aux Etats-Unis. En référence aux vastes et vierges espaces originels de ce pays, l’habitude de marquer son territoire est fortement ancrée. On trouve communément dans la campagne américaine, sur un promontoire ou un lieu dégagé, un banc avec une inscription de type « in memory of… », en mémoire de quelqu’un qui aimait ce paysage-là. Ailleurs, le banc (souvent réduit à une grosse pierre) est le support d’une inscription, rappelant que des mécènes ont contribué à financer telle ou telle œuvre.

Quel rapport les Bécheau-Bourgeois entretiennent-ils avec l’écriture ?
Certes, tout l’œuvre des designers est marqué par l’intégration de l’écriture dans leurs réalisations. Les sièges et bancs conçus pour la Médiathèque de Pessac (Gironde) portent sur leur flanc des poèmes écrits en braille (les textes sont de Francis Ponge et d’Henri Michaux). A Périgueux (Dordogne), les grilles qui clôturent la Préfecture, ménageant des postes d’assise, sont remplies d’inscriptions. Ailleurs, une réalisation de mobilier d’enfant fait naître les « mobicédaires » (mobilier sous forme de caractères scripturaux). Une œuvre plus ancienne, l’étagère murale Dazoang, (outre qu’elle était un meuble-portrait) calquait sa forme sur un idéogramme. Avec leur dernière création, « Phonème », lettres, mots et phrases ont fait place à de simples formes, stade ultime de l’affranchissement. Pour le linguiste, le terme de Phonème, choisi par les designers, est impropre : ces formes dessinées dans l’espace ne produisent aucun son et le système qu’elles forment n’est point régi par des règles de succession. Elles pourraient tout au plus être qualifiées de graphèmes, bien qu’elle n’en aient pas vraiment le statut, n’en retenant que l’aspect formel. Les Bécheau-Bourgeois descendent au niveau des unités distinctives et non significatives comme dans l’art abstrait où l’on n’a plus de figures iconiques et où on a seulement des oppositions plastiques de formes. Ici, les formes proposées ignorent le support pour s’ériger en une pseudo-écriture qui n’appartient à aucune expression linguistique. La parenté serait à chercher du côté du lettrisme (Isidore Isou) et de l’Oulipo et aussi du côté des Futuristes. Marinetti avec ce qu’il appelait « l’imagination sans fils » plaide pour une action iconoclaste à l’encontre de l’ordre grammatical qui doit être littéralement subverti pour laisser place nette à une écriture dépouillée des « vieilles entraves logiques ». Une seule règle prévaut : celle de l’analogie (4). La rupture est plus radicale ici. Affranchi de tout langage constitué et jouant de sa monumentalité, le banc Phonème avec les autres éléments de la série prennent leur liberté…
On pourrait emprunter à Jean Baudrillard le terme de signes vides (qualifiant chez lui les graffitti et les tags) (5).

Qu’apporte l’examen morphologique de ce banc ?
L’étude fait apparaître quelques contrastes frappants. La structure est constituée d’un matériau traditionnel : du bois, couramment employé pour les bancs publics. Dans ce cas, c’est un bois de pays, le robinier (faux acacia) volontairement choisi pour des raisons écologiques.
Les lignes s’épanouissent dans l’espace selon un long ruban quasi continu. On a l’impression d’une grande simplicité. Or l’assemblage délicat des lattes sur âme d’acier a nécessité de nombreuses mises au point, et une collaboration très étroite entre les designers et l’entreprise Latisse de Bergerac qui a mis en pratique à cette occasion une véritable démarche de recherche. De plus, ces bancs sont lourds, il faut un chariot élévateur pour les déplacer. Or ces formes monumentales apparaissent néanmoins aériennes, légères. L’ossature rigide et contraignante de Phonème n’a pas empêché d’obtenir des courbures vertigineuses d’une extrême élégance, alors qu’on les trouve généralement dans le mobilier d’intérieur où les matériaux plus plastiques permettent quelques audaces.
Il y a une volonté délibérée de la part de nos designers de faire évoluer la forme du banc, restée assez conforme aux conventions du passé.

Regardons à présent du côté de l’usage. Comment ce banc fonctionne-t-il ?
L’objet n’est pas seulement une forme, il induit un mode d’appropriation. Nous pourrions reprendre pour le compte de nos créateurs la remarque du designer italien Ettore Sottsass à propos de l’américain C. Eames : « Quand Charles Eames dessine une chaise, il ne dessine pas seulement une chaise, il dessine une nouvelle façon d’être assis » (6). En effet, l’usage de ces bancs ne se réduit pas à quelques fonctions simples et stéréotypées comme la plupart des bancs publics (s’asseoir, se reposer, contempler…) mais induit de nouveaux modes d’appropriation déclinés selon des pratiques différentielles : (plutôt que s’asseoir : s’allonger, se lover, plutôt que de faire halte : entreprendre une action : escalader, grimper au sommet, s’agglutiner, s’abriter, passer en dessous…) Libérant de tout maintien convenu, le banc Phonème est en effet un objet à conquérir, procurant cette joie de l’expérimentation qui nous est refusée dans une société aujourd’hui par trop sécuritaire. « Pratiquer l’espace », écrit Michel de Certeau, « c’est répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance » (7). Et c’est bien cette possibilité-là qu’autorise le banc de nos designers. L’objet qu’ils ont créé n’est, en effet, pas seulement une forme mais un dispositif qui autorise de nouvelles approches venant rompre avec les normes en vigueur et le « corporellement correct » Le corps renoue ainsi avec le plaisir.

Sur le plan structurel, la grande originalité du banc Phonème, c’est qu’il se libère de l’angle droit et, dès lors, permet une appropriation non plus exclusivement frontale, mais de tous les côtés à la fois. Il n’y a plus de hiérarchie, ni devant, ni arrière. La prise de possession est globale. A la différence, par exemple, des bancs d’Andrée Putman, dessinés pour le Capc, qui, à première vue, pourraient laisser croire à quelques analogies formelles avec Phonème, mais en diffèrent grandement, parce que leur approche reste uniquement frontale, donc conventionnelle. Partant, le banc Phonème de V. Bécheau et de M.-L. Bourgeois introduit un nouveau rapport visuel à l’espace : il n’oblige pas à circonscrire le seul espace étendu devant soi, mais permet à l’œil d’englober une portion plus large du paysage et à choisir ses points de vue. « Reporter le temps de la géométrie, c’est maintenir ouvert le temps de l’écoute, de la parole, du partage » déclarent Thierry Paquot & Chris Younès « La géométrie appartient à l’affirmation. Elle appartient à la conceptualisation, i.e. au rapt, au repli hors du monde du partage » (8).

De plus, les Phonèmes introduisent de nouvelles pratiques quant au repos. La théoricienne du design Christine Colin, parle d’ «ergonomie dynamique », c’est-à-dire d’un « inconfort (qui) mobilise l’énergie, le dynamisme, l’attention ». « Nous croyons » dit-elle, « qu’il faut activer l’interactivité, en incitant le public à trouver de nouveaux usages à des instruments anciens. …à penser l’habitat non plus comme un devoir social du citadin, mais aussi comme un plaisir d’explorer en dehors de la routine quotidienne… » (9). Les interrogations que C. Colin porte sur l’habitat, peuvent s’appliquer au mobilier de jardin. Pourquoi ne l’utiliserait-on pas de la même façon que les patineurs utilisent la ville. ? C. Colin pense que ce sont les « les attitudes préfigurées par « skateurs » et « rolleurs » qui ont inspiré certains créateurs.
Une récente création, le divan Matrable désigné par leurs concepteurs Alfredo W. Höberli et Christophe Marchand comme une « plate-forme pour la libération de l’énergie corporelle », est symptômatique des nouvelles évolutions du mobilier.
De même, l’ossature du banc Phonème offre une large surface qui sollicite tout le corps, mais sous la forme d’une immense lattis rigide, en tension, loin du confort des canapés rembourrés et moelleux. Au dire de Joseph Rykwert, historien de l’art et de l’architecture, la notion de confort dépend de conventions sociales, et non forcément de l’ergonomie. Nous sommes tous conditionnés, dit-il, « par les normes de confort que prescrit l’environnement où nous vivons » (10). Dans le cas du banc Phonème des Bécheau-Bourgeois, nous sommes donc en présence d’une rupture qui est moins technique que culturelle.

Enfin, l’appropriation de ce banc est autant visuelle que tactile. On pourrait appliquer à cet objet la remarque que Cristina Velez faisait à propos des architectures de Mies Van der Rohe : « Le corps est convoqué grâce à l’association de l’œil et de la main ;(c’est)…(l’) impulsion musculaire transmise à notre corps à travers l’œil, puis….(le) contact physique à travers notre toucher, nos kinesthésies qui détermine l’espace de l’œuvre »(11).
Les réactions recueillies sur le blog commentant la Biennale de St Etienne, où le banc Phonème était présenté, corroborent cette idée : « j’ondule, je bascule, je m’asseois » dit l’un des usagers; « les lignes onduleuses donnent envie d’y poser une partie de son corps » dit un autre ; « j’ai envie de sentir et de caresser le bois » ; d’autres parlent même de leur désir de lécher le bois, matériau lisse. Ces témoignages attestent des relations visuelles et tactiles entretenues avec l’objet ; l’appareil sensoriel est largement sollicité. Et c’est d’autant plus inattendu que, rappelons-le, l’ossature du banc est parfaitement rigide. Ici, le confort visuel suggère le confort tactile.

La raison de ces appropriations si complètes est que ces formes n’ont point été pensées d’abord du point de vue de l’esthétique, mais sont venue, nous l’avons vu, de l’étude libre des postures du corps. Venu du corps, le banc se livre au corps.

(1) AUGE, Marc, Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992, p.78.
(2) BOURSIER-MOUGENOT, Ernest, L’amour du banc, Arles, Actes Sud, 2002, p.232
(3) DOMINO, Christophe, A ciel ouvert, l’art contemporain à l’échelle du paysage, Paris, Scala, 1999, p.69
(4) LEMAIRE, Gérard-Georges, Les mots en liberté futuristes, Paris, ed. Jacques Damase, 1986, p.9.
(5) BAUDRILLARD, Jean, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 123.
(6) BRANZI, Andrea, Le design italien, « La casa calda », Paris, L’Equerre, 1985, p. 49.
(7) DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, t.1, arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 164.
(8) PAQUOT, Thierry, YOUNES, Chris, Géométrie, mesure du monde, Philosophie, architecture, urbain, Paris, La Découverte, 2005, p.104
(9) COLIN Christine, Confort et inconfort, Revue des Industries françaises de l'ameublement, Paris, Hazan, 1999, pp.26-27.
(10) RYKWERT, Joseph : S'asseoir une question de méthode, pp.159, in CHOAY Françoise & collab. : Le sens de la ville, Paris, Seuil, 1972.
(11) VELEZ, Cristina, in Paquot & Younès, Géométrie…op. cit., p.243.

ROSELINE GIUSTI-WIEDEMANN, Professeur associé en histoire du design, Bordeaux3.
Contact: roselinew_arobase_aol_point_com